Face à la raréfaction de la ressource-neige, le non-sens écologique et économique de l’enneigement artificiel perdure dans les stations de ski, années après années. Comment l'expliquer ? Si des verrous politiques et socio-culturels sont généralement mis en avant, l'importance des freins cognitifs qui empêchent les acteurs économiques de se projeter réellement dans l'anthropocène ne doit pas être sous-estimée…
La descente à ski a encore une fois battu son plein en ce mois de février. Il y a deux ans, le « hélicogate » de Luchon Superbagnères faisait pourtant polémique à propos d’un hélicoptère ayant effectué 60 rotations pour prélever quelques 50 tonnes de neige au sommet du massif pyrénéen afin de les déposer sur les stations en manque d’enneigement.
Face aux conséquences du réchauffement climatique, la limite pluie-neige est d’ores déjà passée de 1 200 à 1 500 mètres d’altitude sur le territoire alpin et pyrénéens français. En conséquence, un tiers des stations de ski françaises essaient actuellement de maintenir leur activité économique à travers l’enneigement artificiel (1, 2). Compte tenu des constats scientifiques du GIEC, qui prévoient une hausse de 4°C de température moyenne hivernale d'ici à la fin du siècle, le recours à l’enneigement artificiel risque même de continuer à augmenter (3).
L'absurdité de cette pratique, à la fois extrêmement coûteuse et gourmande en eau et en énergie, entraîne aussi des effets négatifs sur l'environnement (émissions de C02, impacts sur la faune et la flore, zones de stress hydrique). A cet égard, les pratiques économiques hivernales participent aujourd’hui à faire de la montagne l’un des espaces les plus menacés d’Europe au plan écologique comme économique (4).
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Inspiré du principe fordiste visant à accroître la productivité par la standardisation, la création des stations de sport d’hiver s’est inscrite dans une logique de consommation de masse liée à l’émergence de la société des loisirs après la seconde guerre mondiale (4). Dès les années 1970, la communauté scientifique commence à poser un regard de plus en plus critique sur ces pratiques. Dans les années suivantes, ce regard critique s'est peu à peu nourri de l’avancée des connaissances scientifiques sur les changements écologiques mettant en évidence les défauts du système touristique des sports d’hiver (4). À partir des années 1990, le secteur des sports d’hiver commence à être de plus en plus concerné par des fermetures de stations de ski dues à l’indisponibilité croissante de la neige. Les questions de vulnérabilité écologique, financière et sociale émergent, illustrant la dégradation progressive du modèle économique des sports d’hiver.
Les années 1990 constituent aussi la période où les chercheurs des diverses disciplines commencent à alerter sur la nécessité d’une transition des sports d’hiver vers un modèle plus vertueux. C’est également à cette époque qu’émergent les grands concepts conciliateurs comme le développement durable et la transition écologique. Cependant, les politiques d’adaptation des sports d’hiver qui s’inscrivent dans la logique de ces concepts conciliateurs n’ont guère débouché sur des processus de transformation à la hauteur des enjeux (4). Ainsi, les pratiques naissantes d'enneigement artificiel ne s'avèrent être une stratégie payante de fiabilisation du modèle économique des stations de ski qu'à court terme.
Opérer une redirection écologique des stations de ski ?
Les paradigmes conciliateurs tels que ceux du développement durable et de la transition écologique qui dominent aujourd’hui dans les domaines de l’écologie et de l’économie, comportent de nombreuses incohérences. Ces concepts supposent une possible conciliation entre le développement économique d’un côté et la protection de l’environnement naturel de l’autre. Leur inefficacité est manifeste dans le cas des stations de ski devant faire face à l’aléa de l’enneigement naturel, puisque ces deux dimensions entrent en tension dans le contexte des sports d’hiver (4).
Pour affronter l’anthropocène et mettre en place des stratégies qui soient à la hauteur des effets du changement climatique, le concept de “redirection écologique” apporte un cadre à la fois conceptuel et opérationnel. Il s’agit d’aligner les stratégies des organisations publiques et privées ainsi que les infrastructures et instruments de gestion économique sur la réalité des limites planétaires. Et cela dans une époque géologique qui se caractérise désormais par l'avènement des êtres-humains comme principale force de changement sur Terre (5).
L’ambition du concept est de clarifier les stratégies, les prises de décisions techniques et méthodologiques ainsi que les processus politiques et démocratiques qui permettent de mettre en place une transformation écologique de nos modes de vie(5). L'objectif est de trouver des issues qui conduisent les acteurs à imaginer des moyens de sortir du système économique plutôt que de chercher à s'y maintenir. Pour y parvenir, la redirection écologique propose une nouvelle approche d’alignement avec à l’agenda l’ambition de faire émerger un art ou une science de l’arbitrage (5).
Historiquement, les difficultés des territoires ont été imputées au manque de moyens des stations de ski. Pourtant, l’avenir d’un territoire de montagne ne saurait reposer uniquement sur son pilotage par des organisations économiques. Il s’agit non pas d’un problème à résoudre auquel on pourrait s’adapter à travers l’enneigement artificiel, mais d’une situation irréversible qui vient troubler les affects des habitants et des acteurs économiques vis-à-vis de leur territoire. La réalité anthropogène du changement climatique et de ses effets nécessite donc un changement de paradigme complet.
L’enjeu de la redirection écologique des stations de ski soulève ainsi la question du renoncement. Il s’agit de renoncer volontairement à un modèle économique condamné et de penser ce renoncement du point de vue de l’atterrissage économique qu’il implique (notamment sur les emplois locaux).
Le poids de la résistance au changement
Mais renoncer n’est pas une chose aisée. Face à l’aléa d’enneigement et aux vulnérabilités financières des stations de ski, la quasi-totalité des stations reste sur une démarche de pérennisation de l’activité à tout prix. Pourquoi est-il si difficile d’envisager la bascule dans l'anthropocène ? Quels sont les freins humains, en particulier les barrières cognitives, qui empêchent la sortie du système productif du tout-ski et rendent difficile la projection dans la redirection écologique ? Plusieurs réponses à cela…
Tout d’abord, le concept de la dépendance au sentier renvoie à l’importance des habitudes des acteurs ainsi qu’à leur dépendance vis-à-vis du système économique et politique local (6). Face à cette forme de soumission à une économie dépassée, les tentatives de sensibilisation à la réalité des conséquences du changement climatique sur l'activité des sports d’hiver restent sans véritable effet (4). Dans le cas des stations de ski, les acteurs économiques du ski dans les Pyrénées continuent à avoir une vision de l’avenir centrée sur l’abondance et la disponibilité de la ressource neige (4). Un biais qui empêche de faire de la place dans leur système de représentations pour des trajectoires économiques redirectionnistes.
Le poids des habitudes peut aussi être identifié du côté des usagers des stations de ski : La dépendance au sentier est exacerbée par le système du tout-tourisme et l’attachement à l’endroit des montagnes. Cet attachement à un lieu s’explique notamment par un sentiment d'appartenance, c’est-à-dire un lien émotionnel que les gens entretiennent avec une région particulière (7, 8). Les recherches en psychologie montrent que les humains peuvent développer de forts liens d’appartenance à des lieux particuliers. Ils forment surtout des liens émotionnels quand ces lieux sont des espaces de loisirs, comme c’est le cas pour des montagnes. Dans ce cas, les humains sont susceptibles de développer « un sentiment de possession de la ressource » en neige (7).
Le cas des acteurs des stations de ski révèle également une mise à distance à la fois temporelle et géographique de la réalité de l'anthropocène. Cette vision biaisée des effets du réchauffement climatique s'appuie notamment sur l’absence d’une date précise annoncée pour le « tipping point » (point de bascule) à partir duquel l’exploitation du domaine skiable deviendra impossible. Il ne s’agit pas tant d’un déni du changement climatique que d’une mise à distance liée au flou des conséquences sur leur activité économique (4). Les limites à la projection des impacts du changement climatique et leur mise à distance temporelle volontaire contribuent donc à éloigner l’impératif d’une redirection écologique. Cela permet d’avoir recours aux « solutions » techniques comme mesures préventives suffisantes à court terme (4).
Une avalanche d’informations
Le court-termisme et la dépendance au sentier évoqués ci-dessus sont exacerbés par un déluge informationnel engendré par le développement du numérique (9). Cette surcharge a changé notre rapport à l’information : nous sommes dès lors confrontés à des flux permanents de (contre)-informations dont la qualité et la fiabilité sont souvent insuffisamment vérifiées (4). Pour résister aux prédictions scientifiques sur l’évolution inquiétante de l’enneigement pour les stations de ski en France, certains réseaux d’acteurs économiques des sports d’hiver exercent une viralité croissante de contre-, voire de désinformations (4). Il s’agit d’une stratégie qui permet de légitimer des solutions court-termistes comme l’enneigement artificiel, et qui empêche un éventuel changement de paradigme redirectionniste.
Ces pratiques de désinformation et la surabondance d’information sont au cœur du débat sur les impacts du réchauffement climatique sur les stations de ski. Elles influencent également les cerveaux humains qui renforcent, voire fabriquent leur propre information selon des biais de (dis-)confirmation cognitifs (10). Cela signifie que les humains ont tendance à accorder une importance excessive aux preuves qui soutiennent leurs connaissances antérieures, tout en rejetant d'emblée les contre-arguments. Il s’agit d’une tendance instinctive de l’esprit humain à rechercher en priorité les informations qui confirment sa propre façon de penser et à négliger tout ce qui pourrait la remettre en cause (10). En conséquence, ces mécanismes rendent la communication entre les sciences et les décideurs plus difficile et risquent même de susciter des crises de confiance dans les institutions scientifiques, telles que le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (4).
Quelles stratégies pour dépasser les freins cognitifs ?
Le moment d'envisager la redirection écologique des stations de ski est donc venu et sa mise en œuvre nécessite la prise en compte des freins humains présentés ci-dessus afin d’engager les différents acteurs concernés dans une démarche redirectionniste. Dès lors, quelles stratégies peuvent permettre de prendre en compte les freins cognitifs et de faciliter une projection dans la réalité de l’anthropocène ?
La question sous-jacente est tout sauf anodine : comment gouverner efficacement la redirection écologique ? L’enjeu est crucial, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de déterminer si le virage radical à effectuer est compatible avec les multiples freins identifiés, et si ce virage peut être réellement démocratique. Sur ce point, l'expérience montre que les approches autoritaires ont tendance à favoriser le solutionnisme technologique et peuvent donc avoir pour effet de renforcer les solutions court-termistes comme l'enneigement artificiel (11). En réalité, pour engager la redirection écologique et éviter les fausses-solutions, il faut tout au contraire être en mesure d'avoir une vue d'ensemble des enjeux et de la complexité de leurs interactions, ce que seule une approche collective est en capacité de produire. La redirection écologique a donc besoin de la démocratie .
Pour appréhender cette complexité, la redirection écologique nécessite aussi d’embrasser une approche transdisciplinaire. Ancré dans le partage des connaissances reposant à la fois sur l’intégration et le dépassement des disciplines, le travail transdisciplinaire peut être considéré comme la seule manière de rendre compte de la dimension planétaire des enjeux actuels du changement climatique et d’un renoncement économique face à cela. La transdisciplinarité permet d'augmenter la confiance entre les décideurs, les citoyens et les scientifiques ainsi que leur confiance dans la science et les choix démocratiques (12).
Pour éviter et résoudre les tensions qui peuvent émerger entre les pouvoirs locaux, les acteurs économiques et les citoyens autour de l’avenir des stations de ski, la solution n’est donc pas autoritaire, mais bien démocratique : il convient plutôt de favoriser un rapprochement et l’implication des différents acteurs (professionnels, scientifiques, citoyens) dans les processus (décision, négociation, cohabitation) en ayant recours à des dispositifs participatifs.
Mobiliser les outils de l’intelligence collective à l’échelle des territoires
Les enjeux du changement climatique montrent l’urgence et la nécessité de la coopération entre acteurs autour de vrais projets territoriaux de transformation, voire de redirection écologique. Pour que la participation ne soit pas qu’une simple remontée d’avis individuels et qu’elle puisse dépasser les contradictions apparentes entre les acteurs, cette coopération doit être outillée par des dispositifs d’intelligence collective permettant une réelle co-construction de plans territoriaux pour la redirection écologique.
Ces dispositifs nécessitent une facilitation qui vise à faire interagir le collectif en sécurisant le cadre des échanges (13). Dans le contexte de la redirection écologique, la facilitation territoriale peut donc constituer une stratégie importante d’accompagnement au changement. Elle vise à mettre de l'énergie humaine dans les rouages des territoires afin d’améliorer le fonctionnement des processus territoriaux.
L’exemple de la fresque du renoncement
Le serious game fait partie de la palette d’outils innovants de l’intelligence collective que nous aimons mobiliser. En mobilisant des ressorts ludiques, il constitue une méthode efficace pour traiter collectivement des problèmes complexes (14).
Dans le contexte de la redirection écologique des sports d’hiver, l’acte de jouer sérieusement permet d’affronter des vulnérabilités complexes et multidimensionnelles. C’est dans cette optique que la « Fresque du renoncement » a été conçue par Victor Ecrement et Diego Landivar pour permettre aux acteurs de s’approprier le défi du renoncement en mobilisant l’intelligence et la créativité collective.
Cette fresque permet d’abord aux acteurs de comprendre collectivement la multitude d’enjeux autour du renoncement, puis de concevoir des scénarios et stratégies d’action pour renoncer à une activité économique (15). La fresque du renoncement permet aussi d’expérimenter et d’avancer sur l’élaboration des stratégies, en prenant des risques à partir desquels il va être possible de tirer des conclusions, et en acceptant de se tromper. Le fait de mettre la main à la pâte et d’essayer différentes combinaisons est un facteur extrêmement puissant de compréhension des enjeux et des limites. Par ce biais, la fresque permet d’anticiper le changement pour ensuite appliquer les résultats dans la vie réelle et chercher à éviter le crash.
A l'image du ski alpin, apprendre à renoncer aux activités qui sont désormais objectivement condamnées à moyen terme constitue sans nul doute un nouvel enjeu majeur auquel les territoires et leurs acteurs économiques, publics comme privés, vont devoir se confronter. Face à une perspective aussi vertigineuse, les solutions toutes faites et imposées en dépit de tout consentement n'ont aucune chance de fonctionner. Plus que jamais, l'intelligence collective est donc appelée à s'imposer comme une révolution culturelle majeure, la seule à même de nous permettre de slalomer dans l'anthropocène en évitant le tout-schuss…
Bibliographie
(1) Hartmut Rosa. Rendre le monde indisponible. La Découverte, 2020.
(2) voir Centre national de recherches météorologiques
(3) IPCC Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2021. The Physical Science Basis, 2021.
(4) Vincent Vlès. Anticiper le changement climatique dans les stations de ski: la science, le déni, l’autorité. Sud-Ouest Européen, Presses Universitaires du Mirail - CNRS, 2021.
(5) Horizons publics - Hors-série - Printemps 2021. Engager la redirection écologique dans les organisations et les territoires, 2021.
(6) Paul Pierson. Increasing Returns, Path Dependence, and the Study of Politics. The American Political. Science Review, 94 (2), 2000.
(7) Daniel Williams. Pluralities of Place: A User’s Guide to Place Concepts, Theories, and Philosophies. Natural Resource Management. Understanding concepts of place in recreation research and management, 2008.
(8) Carmen Hidalgo & Bernardo Hernandez. Place attachment: Conceptual and empirical questions. Journal of environmental psychology, 21(3), 2001.
(9) Robert Escarpit. L’Information et la communication : théorie générale, Hachette éducation, Paris, 1991.
(10) Charles Taber S. & Milton Lodge. Motivated Skepticism in the Evaluation of Political Beliefs. American journal of political science, 50 (3), 2006.
(11) Guillaume Buttin. Gouverner la transition écologique : démocratie ou autoritarisme. La Fabrique Ecologique, 2020.
(12) La Charte de la transdisciplinarité, adoptée au Premier Congrès Mondial de la Transdisciplinarité, Convento da Arrábida, 1994.
(13) Mathieu Dionnet et al. Guide de Concertation Territoriale et de Facilitation. 2017.
(14) Élie Gehin. Comment créer un serious game pour stimuler la créativité ?. Gestion et management, 2017.
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