Vous mangez local, vous consommez local... Mais avez-vous pensé à planter local ?
Si vous êtes un consommateur averti, vous savez sans doute que vous pouvez acheter en supermarché un filet de bœuf “origine France” en ayant relativement peu de garanties réelles que le bœuf en question ait été à la fois élevé, abattu et découpé en France... Mais lorsque vous achetez des plantes en jardinerie, vous demandez-vous où elles ont été produites, et dans quelles conditions ?
Cette question, loin d'être innocente, préoccupe aujourd'hui de plus en plus de professionnels de la biodiversité, soucieux de la qualité des végétaux qu'ils utilisent comme matière première.
Le génie écologique pour ouvrir la voie
Les premiers à se poser la question du "planter local" furent sans doute les ingénieurs du génie écologique. Quelques-uns, pionniers parmi les pionniers au sein de quelques bureaux d'études spécialisés, se posèrent cette question quasiment en même temps qu'ils inventaient cette discipline nouvelle.
Le génie écologique, c’est l’ingénierie du vivant par le vivant et pour le vivant. Face à la chute inexorable de la biodiversité, face à la disparition des zones humides, face à l'urbanisation galopante et à l'érosion des sols, recréer de la nature n'est plus un tabou : c'est une nécessité. Mais comment le faire et comment le faire bien ? Ou trouver les végétaux sauvages nécessaires à toute renaturation ?
La première réponse qui vient est évidente : il faut prélever directement les végétaux à la source, dans le milieu naturel. Or, cela n'est pas toujours possible ou souhaitable, car trop long, trop impactant pour le milieu, difficile à mettre en oeuvre... Au final, il est souvent plus simple de se tourner vers des pépiniéristes. Et c'est là que les choses se compliquent.
Car ceux qui produisent des végétaux sauvages locaux sont peu nombreux et pas toujours bien identifiés, faute d'un marché suffisant pour créer des filières de production structurées. C'est d'ailleurs précisément pour aider à cette structuration que la fédération des conservatoires botaniques nationaux a créé en 2015 une marque “végétal local”, permettant de labelliser des végétaux dont la provenance et la qualité sont conformes aux attentes du génie écologique. En attendant, il demeure très courant d'acheter et de planter des végétaux dont on ignore à peu près tout, faute de mieux.
Mais voici que les lignes bougent, que d'autres professionnels de la biodiversité apparaissent, que la demande grandit et que l'enjeu commence à déborder du cadre...
Un besoin réel de qualité et de traçabilité
C'est que voyez-vous, être un professionnel de la biodiversité, cela ne se réduit plus à être expert en écologie ou ingénieur du vivant. La convergence des métiers de la terre s’opère petit à petit et nous devons nous habituer à considérer aussi les jardiniers et les agriculteurs comme des professionnels de la biodiversité car pour eux, la compréhension des écosystèmes constitue un levier de progrès et d’amélioration des pratiques, face à un modèle standard qui épuise les ressources et tue les sols.
Ces professionnels ont besoin de s’appuyer sur des méthodes, des outils, et du matériel dont la qualité est compatible avec leurs besoins, et cela vaut aussi pour la qualité des végétaux qu’ils utilisent. Or, cette qualité ne se mesure plus tout à fait comme par le passé. Progressivement, le paradigme horticole, celui de la sélection des variétés, est en train de perdre en légitimité. Il ne prime plus automatiquement sur cet autre principe : celui de la diversité du vivant.
Car les connaissances scientifiques progressent et nous indiquent que la vision sélective pose objectivement de nombreux problèmes. Ces problèmes portent des noms qui font peur : invasion cryptique des génotypes étrangers, pollution génétique, caractère envahissant, déséquilibres des relations trophiques… Lentement mais sûrement, ils incitent à la vigilance et poussent les professionnels à devenir de plus en plus exigeants sur la qualité et la traçabilité des végétaux qu'ils achètent.
Alors, la biodiversité peut-elle vraiment s'inviter durablement dans les filières de production de végétaux, voire en faire émerger de nouvelles ? Peut-elle être "compétitive" ? Pour quels bénéfices attendus ?
Tu l'as vue, ma prairie ?
Prenons un exemple simple : les prairies fleuries. Bénéficiant d’un effet de mode, elles ont le vent en poupe depuis une bonne décennie. Chacun s’est mis à semer des graines sur la moindre parcelle en friche, voire à remplacer son gazon par des carrés de prairie. Pour les fabricants et les distributeurs, ces prairies ont toutes les vertus : esthétiques, écologiques, sans entretien… Semer des graines, c’est l’avenir ! Mais la réalité est plus nuancée. Ces mélanges inoffensifs en apparence ont des conséquences écologiques importantes : ils interagissent avec leur environnement sur de nombreux plans.
Que contiennent-ils réellement ? D’abord, des espèces "exotiques", c’est à dire des fleurs que vous n’auriez jamais trouvé naturellement en vous promenant autour de chez vous. C’est le cas par exemple des pavots de Californie, ces jolies fleurs oranges qui ressemblent à des coquelicots. Elles posent un problème bien visible à l’oeil nu : elles ne tiennent pas en place. Elles ont soif de liberté, vous ne pouvez pas les cantonner aux quelques mètres carrés où vous les avez semées. Elles envahissent les trottoirs et les champs, où elles prennent la place d’autres espèces, bien locales, elles.
Mais il existe un autre problème, invisible celui-là, ce sont les fleurs sauvages présentes dans ces mélanges, les espèces dites "indigènes". Comme leur nom l’indique, ce sont des espèces bien de chez nous, telles que les bleuets ou les coquelicots. Mais en réalité, les variétés que l’on vous vend ne sont que rarement réellement sauvages : ce sont des "cultivars", elles ont été sélectionnées, bref : elles sont horticoles. Et même lorsque ce sont des plantes vraiment sauvages, elles viennent rarement de France.
Bon, mais un bleuet est un bleuet, quelle différence après tout ?
Une question de résilience...
La différence est simple : ces plantes ne contiennent pas le même matériel génétique que leurs homologues sauvages locales. Un matériel que ces dernières ont mis des siècles à construire, patiemment, ce qui leur a permis de s’adapter à leur environnement.
Les plantes de ces mélanges sont donc moins adaptées : moins résistantes d’abord, parfois même stériles, il faut les ressemer d’une année sur l’autre et les arroser, un comble pour une fleur qui se dit “sauvage”… Moins résilientes, elles ne sont pas armées génétiquement pour faire face au changement climatique. Plus insidieux : elles peuvent s’hybrider avec des espèces locales et les polluer avec leur matériel génétique, les rendant elles-mêmes moins résilientes.
Planter ou semer des végétaux sauvages locaux permet donc de préserver la biodiversité locale. Cela est vrai pour les plantes elles-mêmes, bien sûr, mais aussi pour les animaux dont le cycle de vie est dépendant de ces plantes, notamment les insectes. Cela permet également de conserver le patrimoine génétique des plantes, ce qui leur permet d’éviter les parasites ou les maladies. Pour ce qui est du bénéfice écologique, a priori, il n'y a donc pas photo. Mais qu'en est-il de l’enjeu économique ?
Des enjeux économiques bien réels
Le manque d’adaptation des végétaux non locaux peut ne pas se voir tout de suite : un arbre planté peut paraître se porter parfaitement bien pendant des années, mais ne pas résister à un événement climatique extrême. Sandra Malaval, de l’Agence Française de la Biodiversité, cite le cas d’une plantation, dans les landes, de pins d’origine portugaise qui ont semblé pendant des années parfaitement adaptés à leur environnement, et très productifs. Mais ils ont fini par être décimés par un hiver rigoureux, avec les conséquences économiques que l'on imagine pour le sylviculteur.
Mais ce n'est pas tout. Derrière le cas joyeusement sympathique des prairies fleuries, il y a celui, plus "sérieux", des prairies fourragères et des pâtures. Et là, les enjeux sont bien réels pour les éleveurs qui sont de plus en plus nombreux à critiquer la qualité des mélanges prairiaux commerciaux classiques, lesquels ont amené à une standardisation des prairies et à une baisse de la qualité fourragère.
Favoriser des végétaux locaux, sauvages et diversifiés permet d’améliorer la résilience des prairies, donc celle de l'activité des éleveurs face aux aléas climatiques. Cela leur permet également une plus grande souplesse d’exploitation et de gagner en autonomie fourragère, c’est à dire d’avoir moins recours à l'achat du fourrage, qui coûte cher. Sans compter une appétence plus importante pour les animaux.
Mais l’exploitant n’est pas le seul à pouvoir s’y retrouver. Le consommateur aussi, a tout à gagner à l’amélioration de la qualité fourragère, car les produits finis eux-mêmes gagnent en qualité (lait et viande).
La question de la santé en arrière-plan
On le voit bien, ce qui se joue ici est tout sauf idéologique, car le végétal n'est pas qu'un élément de décor dans le paysage. Il est à la base de notre alimentation. Derrière l'exemple des prairies se pose ainsi la question de la diversité nutritionnelle qui en découle.
Par extension, on peut également dire que ce qui vaut pour le végétal "local" vaut de la même manière pour le fruit ou le légume "rustique". En sélectionnant encore et toujours les fruits et les légumes pour leur productivité, leur capacité à résister au transport ou leur esthétique parfaite, nous avons perdu lentement mais sûrement leurs valeurs nutritives. En perdant la diversité de nos plantes locales, nous avons donc perdu la diversité de notre alimentation, et l'on voit bien aujourd'hui les conséquences que cela peut avoir pour notre santé.
Le végétal local dans l'espace public
Il y a, enfin, un autre secteur d’activité intéressé par la question : celui des concepteurs, aménageurs et gestionnaires d’espaces verts, au premier rang desquels les collectivités territoriales. D’abord parce que la demande de "vert" est de plus en plus forte, mais aussi parce que de manière beaucoup plus pragmatique, planter un végétal local améliore la réussite technique de l'opération et réduit le coût d'entretien. A l'heure des écoquartiers, voilà une proposition qui pourrait donc avoir de l'avenir.
Pour les métiers des espaces verts, il s'agit aussi de pousser le curseur plus avant sur la gestion différenciée, cette approche pratique consistant à entretenir les espaces en prenant en compte le plus possible les fonctionnements des écosystèmes, dans une logique durable permettant de limiter le recours aux intrants. Reste à franchir le cap ultime : ne pas réserver le végétal local aux espaces semi-naturels, mais l'utiliser aussi dans la conception de massifs ornementaux, sur les espaces prestigieux des centres-villes.
La perspective du temps long
Comme souvent en matière d’environnement, c'est la question du conflit entre court terme et long terme qui est au cœur du sujet. Le végétal local est un investissement de long terme : ses bénéfices sont indirects et difficilement mesurables, et les enjeux financiers portent sur des économies globales d'avantage que sur une réduction des coûts à l'achat : moins d'eau pour l'arrosage, des végétaux qui se remplacent moins souvent, plus résistants aux maladies, moins gourmands en engrais et en molécules chimiques diverses, plus qualitatifs sur un plan nutritionnel...
Mais ce qui se joue, c'est peut-être d'abord le changement du regard. Une évolution de nos représentations collectives du beau, d'avantage construites sur la diversité et la complexité du monde vivant que sur la perfection apparente d'une seule espèce. Il s'agit de prendre conscience que le végétal sauvage local a de nombreuses qualités héritées de siècles d'évolution, qu'il n'est pas un ennemi à combattre ou une mauvaise herbe à détruire, mais un allié potentiel dans la transition écologique. Pour cela, il nous faudra sans doute réapprendre une forme de respect du végétal sauvage, s'émerveiller de sa délicatesse et de sa richesse, pour construire un nouveau modèle horticole, plus durable .
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