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Biodiversité : gare au gorille (dans la brume)

Faut-il sauver d'abord les gorilles ou les vers de terre ? Ne répondez pas trop vite, il se pourrait que vous soyez conditionné.e par des décennies de spécisme ordinaire...


Porté par l'élan médiatique autour du combat anti-spéciste, la question de notre rapport à la nature a déboulé sur la place publique de manière aussi inattendue que salutaire. Malheureusement, nous avons eu tôt fait de simplifier le débat pour le réduire à une opposition entre les défenseurs des droits des animaux et leurs pourfendeurs. Or, nous avons tout à gagner à questionner plus profondément notre relation au vivant.


Des trous dans le panier


Le spécisme est d’abord une idéologie qui postule la supériorité de l'être humain sur les autres animaux. Mais en seconde ligne, il affirme également la hiérarchie entre espèces, et cette hiérarchie ne se résume pas à la dissonance qui nous fait séparer radicalement les animaux que nous mangeons de ceux avec lesquels nous vivons. Tout semble indiquer que nous sommes plus ou moins prédisposés à trier les espèces pour leur attribuer des valeurs différentes, notamment lorsqu’il s’agit de les protéger. C’est cela que nous appelons ici “spécisme ordinaire”, et force est de constater qu'en la matière, l’être humain n’est pas très enclin à mettre indifféremment tous les êtres vivants dans le grand panier de la biodiversité.


De fait, pendant des décennies, la question de la biodiversité a été traitée dans les médias principalement sous l’angle de la sauvegarde des grandes espèces, tel le grand requin blanc, le gorille ou le panda, emblème symbolique du WWF. En quelques sortes, nous avons fait passer en priorité certaines espèces animales que nous avons jugées plus dignes de notre attention, parce que plus belles, plus majestueuses, voire plus proches de l'extinction. Les professionnels de l’image ont alimenté cette tendance à coup de reportages larmoyants, ils ont fait vibrer notre corde sensible et nous ont laissé projeter sur ces espèces nos éternels fantasmes de grandeur et de décadence, notre peur de la mort et nos mythes de fins du monde, et nous y avons tous plus ou moins adhéré parce qu’il faut bien le reconnaître : le panda passe mieux en prime-time que le lombric.


Qu’on ne s’y méprenne pas, il n’est pas question ici de porter un jugement sur ce traitement médiatique, qui a aussi permis de faire éclore toute une génération de passionnés, défenseurs de l’environnement et de la cause animale, qui ont à leur tour largement contribué à l’éveil des consciences sur la fragilité de notre monde et sa finitude. En revanche, il nous semble important de questionner les processus fondamentaux qui ont engendré cette iniquité, pour mieux en tirer des enseignements pour l’avenir, notamment en terme de pédagogie.


Il y a biodiversité, et biodiversité


Car consciente ou non, cette différence de traitement semble avoir des conséquences sur la réponse que nous sommes aujourd'hui capables d'apporter à l'érosion de la biodiversité. Quiconque s'essaie au difficile exercice de la sensibilisation écologique mesure chaque jour combien ces images nous desservent, combien elles empêchent de construire une vraie pédagogie de la biodiversité, basée sur la complexité du vivant, au point que nous avons dû inventer le concept de biodiversité ordinaire pour compenser ce trop-plein d’images d’une supposée biodiversité extra-ordinaire, comprenez : remarquable à nos yeux d’humains.


Or, nous avons cruellement besoin de rendre lisible dans sa globalité cet enjeu majeur pour que le citoyen intègre l’ampleur de la catastrophe, et prenne la mesure du changement qui s’impose pour inverser le processus. Cet enjeu, Hubert Reeves le résume en ces termes :


« la diminution des vers de terre, ça ne fait pas la une des journaux. Cependant, c’est tout aussi grave que le réchauffement climatique. Il faut alerter sur l’importance de préserver la nature sous cette forme qui est proche de nous, mais que la plupart du temps nous ignorons parce que ça marche tout seul ».

Ver de terre / crédit photo : Pixabay-Catarina132

Il est vrai qu’on oublie parfois un peu vite qu’un animal sauvage n’obtient des droits au titre de la réglementation environnementale que lorsqu’il est menacé, et que ce statut ne s’obtient pas si facilement. Pourtant, si l’on s'attarde sur l’exemple du ver de terre, la question qui se pose n’est sans doute plus de savoir s’il est menacé ou non puisque sa biomasse a été divisée par 10 en 50 ans. Si nous extrapolons la courbe, il est probable qu’elle mène à l’extinction de l’espèce assez rapidement et c’est peut-être d’ailleurs cela que signifie littéralement l’expression “en voie de disparition” : une tendance lourde, une courbe qui s’effondre, un chemin vers l’extinction. Dès lors, pourquoi ne pas protéger réglementairement les lombrics ? Et bien parce que la question qui se pose en arrière-plan est polémique : est-il raisonnable de protéger le ver de terre ? Peut-on vraiment protéger un animal aussi fondamentalement commun sans que cela ait un impact majeur sur notre modèle agricole, voire sans que cela ne le plonge dans une crise profonde ? Évidemment, l’enjeu est énorme et les forces en présence aussi nombreuses que contradictoires…


Il est donc important de poser les bases d’un débat apaisé en nous interrogeant sur ce qui pourrait nous permettre de construire une vraie pédagogie de la biodiversité. Il nous faut redoubler d’efforts pour expliquer que cette biodiversité commune a son importance et qu’il est fondamental de la protéger. Et pour cela, il nous faut bien nous interroger sur notre aptitude à la compassion pour les êtres vivants les plus insignifiants, afin de déconstruire progressivement ce mythe du gorille dans la brume, pour enfin parler de la biodiversité, la vraie, celle qui nous entoure et dont l'érosion menace concrètement nos modes de vie à courte échéance.


Alors, pourquoi diantres sommes nous plus prompts à nous préoccuper des gorilles que des vers de terre, alors que ceux-ci représentent de si précieux alliés du quotidien ?


Empathie à géométrie variable


L’empathie, c’est notre capacité à nous mettre à la place d’autrui pour nous représenter ce qu’il ressent. Il est généralement admis que l’empathie comporte aux moins deux facettes. La première, la plus importante, est émotionnelle. Quasiment innée, passive, elle consiste en ce que nous pourrions appeler “contagion émotionnelle”. La seconde est cognitive. Plus active, elle consiste à se mettre à la place de l’autre pour essayer d’adopter son point de vue.


Bien entendu, c’est un concept qui s’applique d’abord aux relations entre êtres humains, mais nous sommes aussi capables d’empathie pour des animaux, à tout le moins d’empathie émotionnelle. Suivant une idée largement répandue, nous serions même plus enclins à générer de l'empathie pour certains animaux que pour nos congénères humains. C’est en tous cas ce qu’un groupe de sociologues et d’anthropologues des universités Northeastern et du Colorado est parvenu à mettre en évidence en 2013, en montrant que notre empathie pour une victime est hiérarchisée, que nous la dirigeons plus facilement vers des bébés ou des animaux que vers des adultes humains.


Pour le psychanalyste Gérard Morel, cela n’est d’ailleurs pas si étonnant, car l’animal en détresse “éveille un réflexe de protection, tandis que l’homme en danger nous renvoie à l’angoisse de notre propre mort”. C’est pourquoi nous aurions plus facilement tendance à ne pas voir l’homme qui souffre, ou à refuser de le voir. Plus étonnant, notre empathie envers les animaux cacherait même parfois notre misanthropie, c’est à dire une certaine déception à l’égard de l’être humain, déception qui nous pousserait à déplacer notre empathie vers des êtres que nous considérons comme davantage purs et innocents.


Vous me direz, c’est bien beau, mais le ver de terre dans tout ça ? A l’évidence, notre empathie ne s’applique pas de manière équitable à tous les animaux. Pour comprendre pourquoi, il nous faut aller plus avant et décrypter les facteurs qui nous font générer cette empathie.


Le syndrôme du Chapeauté


Une hypothèse issue de l’anthropologie voudrait que nous soyons plus facilement émus par des animaux évoquant chez nous le bébé humain : vulnérables, avec des yeux ronds et poussant de petits cris. Selon l’INSERM, la vue de bébés (humains ou animaux) entraînerait un afflux de dopamine, neuromédiateur du plaisir que le cerveau libère lors d’une expérience qu’il juge positivement utile. Dans ce cas, l’émotion provoquée serait d’autant plus intense que le bébé est mignon. Pour l’expliquer, des scientifiques ont émis l’hypothèse que nous serions génétiquement programmés à prendre soin des bébés mignons, de sorte qu’ils puissent grandir sous la protection des adultes et engendrer à leur tour des enfants adorables.


Le Chapeauté dans le film Shreck 2 / crédit photo : DreamWorks Pictures

Plus étonnant, cette émotion s’exprimerait également avec des animaux présentant à l’âge adulte des caractéristiques juvéniles, et certains animaux domestiques auraient même évolué pour adapter leurs traits physiques en fonction de cette propension à nous faire fondre, afin de s’assurer un traitement de faveur de notre part. Et c’est ainsi que dans un monde où la biodiversité s’effondre dangereusement, le délit de sale gueule pourrait bien être fatal aux espèces les moins sympathiques à nos yeux.


Mais ce que révèlent également ces études, c’est que notre empathie se déclenche plus spontanément à l’égard d’individus dont nous percevons, objectivement ou pas, la vulnérabilité. Notre perception de l'impuissance de l’animal et de son degré de vulnérabilité influerait sur notre aptitude à l'empathie, et nous serions ainsi plus disposés à la compassion envers certains animaux en raison de leur incapacité à se défendre, notamment face à l’être humain. Ceci expliquerait en partie pourquoi nous sommes particulièrement sensibles aux animaux les plus rares, car leur rareté renforce le sentiment de vulnérabilité pour l’espèce toute entière.


Etre ou ne pas être une victime


Ainsi, l’empathie pour les autres êtres vivants résiderait en grande partie dans le statut de victime que nous leur donnons, puis dans le niveau de victimisation que nous leur accordons. Objectivement, peu d’animaux sont capables de se défendre face à une attaque humaine. Mais pour autant, nous n’avons pas la même perception d’impuissance pour un gorille dont on détruit l’habitat naturel que pour un ver de terre dont on laboure le sol avant d’y répandre des pesticides. Dit plus simplement, le ver de terre n’a aucune chance de nous attendrir. Pourquoi ?


D’abord, parce que le concept de victime est d’abord éthique, pensé pour permettre à la société de poser des limites et de ne pas tolérer qu’un individu puisse faire subir des dommages, des abus, ou des préjudices physiques ou moraux à un autre individu. Il s’agit donc de régir les relations entre être humains, de poser des règles, lesquelles ne sont a priori pas destinées aux relations humain-animal. Cela peut sembler simpliste, mais un animal n’a pas le statut de victime en premier lieu parce qu’il ne peut y prétendre légalement.


Plus fondamental, il n’y a pas de victime sans violence ni bourreau. Si cette violence peut revêtir de nombreuses formes, il semble clair que tuer un ver de terre ne paraît pas violent à l’immense majorité des humains. Pas plus qu’un moustique écrasé sur un pare-brise n’émeut grand monde, nous grandissons en pensant que c’est un geste anodin et lorsque nous allons pêcher, nous nous soucions peu du sort que nous réservons au pauvre ver au bout de notre hameçon. C’est presque un jeu, un peu pervers certes, mais sans grande conséquence pour le bourreau, qui ne se voit pas comme tel et n’est pas perçu comme tel par ses congénères.


Mais l’hypothèse que nous émettons ici comme la plus probable est que l’être humain n’est pas en mesure de considérer comme des victimes des êtres qu’ils ne pense pas capables d’émotions. Si l’on s’en tient à la définition de l’empathie dans sa stricte composante émotionnelle, c’est d’ailleurs tout à fait logique. Mais si l’on veut bien considérer la question de la sentience des animaux, c’est à dire leur capacité à la subjectivité, si nous sommes disposés à leur prêter une richesse intérieure, alors les choses sont moins tranchées. Et c’est bien là que se situent les éléments de débat les plus intéressants. Or, il se trouve que là encore, nous ne pouvons nous empêcher de hiérarchiser : le monde intérieur du pigeon serait moins riche que celui du dauphin, et qu’importe le fait que le pigeon soit capable d’assimiler des concepts abstraits, le dauphin, lui, fait beaucoup mieux puisqu’il est plus proche de nous.


Solidarité taxonomique


Cette question de la proximité avec l’être humain apparaît comme un élément important de notre aptitude à l’empathie pour les animaux. L’anthropomorphisme nous pousse à générer plus facilement de l’empathie pour des animaux plus proches de nous dans leurs traits physiques et comportementaux, ce qui revient le plus souvent à dire : plus proche de nous sur le grand arbre de la vie. Nous nous sentons a priori plus proches des grands singes que des autres primates, plus proches des primates que des autres mammifères, des mammifères que des oiseaux, des animaux que des végétaux, etc. Dit autrement, notre empathie est inversement proportionnelle à la distance qui sépare notre branche de celles des autres espèces.


Mère dauphin et son petit / crédit photo : Grosby Group

En particulier, nous serions plus disposés à nous préoccuper du sort des autres mammifères car nous partageons avec eux une innovation étonnante de l’évolution : l’allaitement. Par extension, c’est de la relation fusionnelle entre la mère et son enfant qu’il est question, cette relation unique et innée si fondamentale dans la construction de la psychée humaine. Pour cette raison notamment, nous nous identifions facilement aux autres mammifères et nous projetons très facilement sur eux nos souffrances psychiques. Quelle autre explication, en effet, permet de comprendre pourquoi nous développons autant d’affection pour les baleines et les dauphins, et aussi peu pour les poissons ?


La dramaturgie du ver de terre


Notre capacité à l’empathie avec les autres êtres vivants dépendrait donc de manière croisée du statut de victime que nous leur accordons, de leur incapacité à se défendre, du degré de vulnérabilité que nous leur donnons, de la manière dont nous les sentons proches de nous, ou encore de notre capacité à nous identifier à eux. Tout bien considéré, ces éléments sont ceux qui font une bonne dramaturgie.


Dans le récit que nous faisons de l’extinction des grands mammifères, le gorille ou le tigre sont les victimes passives d’un drame shakespearien qui se jouerait entre l’homme et la nature, drame dont la force émotionnelle est aussi forte que les personnages sont puissants et l’issue possiblement fatale. C’est un combat séculaire qui s’écrit depuis que l’homme a commencé à modifier son environnement, un combat qu’il semble en passe de gagner alors qu’il a tout à y perdre, noyé qu’il est dans sa fascination pour le pire. Dans cette narration mythique, la nature est une civilisation qui s’effondre à mesure que ses représentants disparaissent ou abdiquent, tel l’empire romain en son temps, et notre empathie pour ces animaux quasi-mythiques est renforcée par un fort sentiment de culpabilité à leur égard, puisque nous sommes parfaitement conscients qu’en détruisant cyniquement leur environnement, nous les condamnons à une mort certaine.


Crédit photo : Pixabay-Dieterich401

Cette conscience du drame est très différente pour le ver de terre dont la disparition est lente, progressive, invisible. Elle ne résulte pas d’un combat frontal entre deux espèces, d’une guerre ouverte pour la suprématie de l’une sur l’autre ou pour la maîtrise d’un territoire. Elle est en quelque sorte un dommage collatéral et insignifiant. C’est une histoire simple et somme toute peu théâtrale, et la conséquence de cette simplicité est que nous ne percevons pas la disparition des vers de terre comme un drame, mais comme un phénomène externe : cela ne nous touche pas.


Attachement au lieu


Pourtant, nous sommes aussi capables de créer un attachement avec une biodiversité plus familière, celle qui nous entoure dans notre quotidien. Ce lien affectif avec les êtres vivants qui nous sont physiquement proches se décrypte au travers d’un concept encore assez peu étudié que la psychologie environnementale nomme “attachement au lieu”, c’est à dire le lien affectif et émotionnel que nous construisons à l’égard de certains endroits, dans leurs dimensions physique et sociale. Cet attachement possède à la fois des fonctions d’apaisement, de sécurité, de continuité... Nous sommes donc liés à notre environnement proche parce qu’il nous rassure et nous construit, et cela vaut de nos maisons et de nos quartiers comme de nos campagnes et de leurs habitants. Ainsi, certains animaux nous sont familiers car nous les associons à notre histoire personnelle et qu’ils font partie de ce qui construit notre identité.


Alouette des champs / Crédit photo : Pixabay-Kathy2408

Nous sommes, peut-être, plus sensibles à la raréfaction de la gentille alouette parce que son chant fait partie intégrante des lieux auxquels nous sommes attachés. Nous sommes, peut-être, tristes de ne plus voir de hérissons parce qu’ils sont une composante des haies qui délimitent nos espaces sociaux. Nous sommes, peut-être, sidérés de ne plus voir d’hirondelles au printemps, parce qu’elles sont un élément marquant du rythme immuable de la nature et de ses saisons, rythme qui nous rassure et nous apaise.


Or, le ver de terre ne bénéficie pas, dans l’imaginaire collectif, de ce statut si particulier qui nous fait considérer certains animaux comme des membres de la famille. Ce statut que nous donnons volontiers au hérisson, à l’alouette, ou encore à la coccinelle et à l’escargot, nulle fable de Lafontaine ne vient nous le conter pour le ver de terre.


Cette indifférence ne fait pas des victimes que chez les lombrics. Les insectes, les araignées, et tous les êtres vivants avec lesquels nous n’avons pas développé de lien affectif, en sont également impactés. Comment réagiriez-vous, par exemple, si vous appreniez qu’on avait relâché des araignées menacées d’extinction près de chez vous, comme le fait depuis 2011 un zoo du sud de Londres ?


L’un des rares contre-exemples pour lesquels nous avons su sensibiliser le grand public est celui des abeilles. Chacun sait désormais le rôle que jouent les pollinisateurs dans la chaîne alimentaire, et leur importance fondamentale dans le grand cycle de la vie. Mais ce succès est tout relatif car médiatisé d’abord en raison des enjeux économiques qu’il cache, pour les apiculteurs et pour l’ensemble du monde agricole. En outre, l’abeille domestique est un animal social, auquel nous pouvons nous identifier par son comportement sinon par son physique.


Le bourdon terrestre, pollinisateur d’exception / Crédit photo : Pixabay-Myriams-photos

Qui sait, en revanche, que l’abeille domestique n’est qu’une espèce introduite à des fins commerciales parmi plus de 800 espèces sauvages présentes uniquement sur le territoire français et plus de 18.000 au niveau mondial ? Qui sait que celles-ci ont majoritairement un comportement solitaire et qu’elles réalisent la plus grande part du travail de pollinisation sur terre ? Qui sait, enfin, qu’elles sont en train de disparaître aussi sûrement que les vers de terre ? Et d’ailleurs, ça remonte à quand, la dernière fois que vous avez vu un bourdon ?


La beauté complexe du vivant


Mais il y a, peut-être, plus grave. Car à force de spécisme ordinaire, on en oublierait presque que 99 % de la biomasse de notre planète est végétale. Et comme on pouvait s’y attendre, le constat n’est guère plus reluisant pour ce qui concerne les plantes : les mauvaises herbes n’intéressent personne, les fleurs “moches” et les végétaux microscopiques non plus. En vertu des principes énoncés plus hauts, les plantes n’ont aucune chance de nous attendrir. Comme le ver de terre, nous leur refusons le statut de victime. Comme le ver de terre, ce sont des êtres vivants très éloignés de nous sur le grand arbre de la vie sur terre. Comme les vers de terre, nous ne leur attribuons aucune richesse intérieure, aucune sensibilité propre, aucune capacité propre à ressentir la souffrance. Si vous êtes un végétal, votre meilleure chance de capter l’attention du public, c’est encore d’être un arbre centenaire, beau, grand, fort et majestueux, bref : un tigre, avec des feuilles et des racines.


Au final, l’intérêt que nous portons aux autres espèces est donc d’abord une histoire de fascination pour le grand spectacle de la nature. Notre regard sur elle est sélectif et l’industrie du spectacle en rajoute par la surenchère permanente d’images grandioses. Nous sommes conditionnés dès notre plus tendre enfance à admirer le toujours plus fort, le toujours plus grand, le toujours plus beau. Pour faire bouger les lignes, il nous faudra sans nul doute parvenir à faire évoluer nos représentations collectives du vivant, pour honorer sa complexité plus que sa grandeur, et sa diversité plus que sa rareté. Ce changement de paradigme ne pourra se faire qu’en étant porté par la société dans son entièreté, car pour représenter la beauté complexe du vivant, nous aurons au moins autant besoin des scientifiques, que des poètes.

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